mardi 16 novembre 2010

Flamby

Le 16 octobre de l’année 2010, Flamby, un lapin que les Giraudeau avait confié pour le week-end à leurs amis les Boutin, est mort. Les animaux de ce genre font souvent des crises cardiaques quand ils ont assez vécu. C’est ce qui semble être arrivé à Flamby mais l’une des filles Boutin, la petite Eléonor âgée de six ans et demi, a dit qu’il s’était suicidé en pensant que ses maîtres l’avaient abandonné.

Toute la matinée du samedi les filles ont joué avec Flamby. Peu à peu le lapin a semblé s’habituer à leurs caresses parfois un peu sportives : il ne cherchait plus à s’échapper quand elles le serraient contre elles et l’embrassaient sur le museau. Il les faisait rire quand il buvait au goutte-à-goutte accroché à sa cage. Quand la maman est revenue des courses elles ont essayé de lui faire manger un yaourt nature, mais sans succès. La maman a dit que c’était un rongeur et qu’un rongeur n’aime pas les produits laitiers, même s’il s’appelle Flamby. A part soi, elle a ajouté que c’était un drôle de nom pour un lapin quand même.

Elles ne voulaient pas aller à leurs activités du samedi (poterie pour la plus jeune et cheval pour la grande). Elles voulaient rester jouer avec Flamby. Le papa a dû faire montre d’un peu d’autorité. Lui et leur mère n’avaient pas payé un abonnement annuel pour ces passe-temps pour qu’elles les sèchent à la moindre occasion. L’après-midi, pendant que les filles étaient absentes, les parents ont fait l’amour dans leur chambre. Ensuite la maman a fait du repassage et le papa un peu de jardinage. Cela ne consistait pas seulement à balayer les feuilles : le figuier donnait bien cette année. Le papa a recueilli les figues qui étaient mûres en pensant que les filles en feraient peut-être de la confiture le lendemain. Au moment où la mère rangeait la planche à repasser elle a vu le lapin, étalé les pattes en l’air au milieu de sa cage. En s’approchant elle s’est rendue compte qu’il y avait réellement quelque chose d’anormal parce que le lapin ne respirait plus. Le papa est allé chercher les filles à l’école de poterie puis au haras et sur la route du retour il leur a dit pour le lapin. La plus jeune a pleuré tout le long du trajet. Elle en voulait à ses parents qu’ils l’aient forcée d’aller à son cours (où elle avait justement essayé de faire un lapin décoratif en terre cuite) alors que Flamby allait mourir. L’aînée a bien compris que même si elles étaient restées Flamby serait mort. Mais sa sœur a dit que ça on pourrait jamais le savoir.

Ça a été une triste soirée. Quand la plus jeune a vu le lapin étalé dans sa cage, exactement comme sa mère l’avait découvert quelques heures auparavant, elle a piqué une crise et elle a dit que le monde était injuste et qu’elle les détestait tous. Elle n’a pas voulu dîner et elle a dit qu’elle s’en foutait des crêpes à la figue parce que Flamby était mort et elle s’est enfermée dans sa chambre. Les parents ont regardé une émission de divertissement à la télévision. Vers 22h 30, la maman, qui ne s’était pas encore posée la question, a demandé ce qu’on allait faire du corps de Flamby. Le papa a dit qu’il y avait déjà pensé et qu’il l’enterrait demain dans le jardin. Mais la maman a réfléchi et elle a fait remarquer, à juste titre, que les chats des voisins erraient souvent dans le jardin et que c’était sûr qu’ils le déterraient. Le papa n’avait pas pensé à cela. Et puis, a dit la maman, pour cette nuit comment fait-on ? Elle ne savait pas comment réagissent les rongeurs morts et elle ne voulait pas prendre le risque qu’il pourrisse et que ça sente mauvais dans la maison demain matin. Elle avait raison. Le papa a demandé à sa femme de lui donner un sac en plastique (ils rangeaient les sacs en plastique dans le sac à pain) pendant que lui allait chercher des gants jetables dans le garage. Il a saisi Flamby par le collet, l’a mis dans le sac et a fait un nœud serré. Puis il a dit que la solution pour la nuit serait de le mettre au congélateur. Il a utilisé l’expression « faute de mieux ». La maman lui a dit de le faire lui-même et de faire attention aux Cornetto à la vanille.

Ils sont allés se coucher. La petite a bien voulu se laver les dents et la grande a lu assez tard dans son lit. La maman n’a pas très bien dormi. Elle a rêvé que Flamby sortait du congélateur et montait les escaliers jusqu’à leur chambre. Arrivé là, au pied de leur lit, il les regardait dormir. La mère se réveillait et le lapin lui disait en la fixant de ses yeux rouges et inexpressifs : « J’ai froid. »

Le lendemain matin, la petite allait un peu mieux. Elle a demandé où était Flamby. Le papa a répondu que ce matin ils allaient lui faire leurs adieux. Il a pris le ton le plus enjoué qu’il pouvait pour lancer son habituel : « Toutes en voiture. » Puis avec d’autres gants jetables, il a sorti Flamby du congélateur et du sac en plastique, l’a placé dans un vieux panier qu’il avait trouvé dans le garage, a ajouté sa tétine, sa brosse, a mis le tout dans le coffre de la voiture et n’a pas prêté un seul instant attention aux airs interrogateurs de ses filles et de sa femme, qui pour finir ont pris place dans le véhicule.

Ils se sont garés sur les bords de la Loire. Ce n’était pas une zone aménagée, parce que les zones aménagées sont trop fréquentées par les familles et les joggeurs le dimanche matin. Un vent très léger se faufilait entre les hautes herbes qui ont leurs racines sous les eaux. C’était un jour à faire de l’aviron –et le râle des rameurs se serait déployé dans tout le paysage. Toute la famille est descendue. Le papa a répété qu’ils allaient tous dire au revoir à Flamby. Il a pris soin de ne pas fermer la portière du conducteur. Sur le lecteur CD de la voiture, il a lancé la double fugue du Requiem de Mozart. Ayant sorti le panier du coffre, il s’est approché de la berge et on a compris qu’il allait l’abandonner au destin du fleuve. Le Requiem résonnait dans l’air grisâtre de cette matinée. Les oiseaux semblaient retenir leur vol. Postés sur une branche, repliés dans des buissons sauvages, ils attendaient. Elles se sont serrées les unes contre les autres. Le papa les a rejointes.

Soudée et grave, la famille regarda s’éloigner le panier en osier, qui contenait le lapin mort et presque tous les objets qui lui avaient été associés pendant son existence. Au bout d’un moment, quand le panier avait tellement dérivé qu’il n’était plus qu’un point indistinct à la surface du fleuve, la petite Eléonor murmura : « Adieu, Flamby » et sa voix était étranglée par l’émotion.

Alors les oiseaux prirent leur envol et tracèrent une signature au-dessus de la Loire.

Le chœur se tut un court instant, faisant place au quatuor solo du Recordare en Fa majeur. Ils remontèrent dans la voiture. Quand ils furent sûrs de n’avoir pas été flashés par le radar automatique de la Route Départementale, la maman demanda à son mari si c’était cette nuit qu’on était passé à l’heure d’hiver.

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