Courbe(s) Editions

Je devais occuper ce poste important à compter du 1° février. J’ai tout de suite compris qu’il s’inspirait du J’apprends les maths. Il avait recopié au tableau un extrait de programme télé, avec les heures des émissions de France 2 sur la tranche horaire 16h – 19h 45. L’exercice consisterait à chercher la durée de 30 millions d’amis. En avançant dans le couloir je me retrouvai au milieu d’une séance de séminaire animée par un professeur de l’Université autour d’une table ronde et de la question : « Comment peut-on appréhender le temps physique ? » J’étais en retard. Je pris la parole : « Dans le village de Py, dans les Pyrénées Orientales, la cloche de l’église sonne tous les quarts d’heure. Une fois à quinze de l’heure, deux fois à la demi-heure, trois fois à moins le quart et quatre fois à l’heure suivie du nombre d’heures en question ; mais, ajoutai-je, l’annonce des heures se fait sur une autre tessiture que celle des minutes et ainsi on ne les confond pas. » Je faisais de l’effet à deux jeunes philosophes bonnes connaisseuses de Bergson et de Kant, parce que Kant est incontournable et que Bergson écrit si bien, qui me plaisaient aussi (avec leurs cheveux bouclés et volumineux, peut-être pas naturellement bouclés mais elles m’avaient souri spontanément quand j’étais entré et elles buvaient maintenant mes paroles avec avidité).

J’ai eu le malheur de glisser que le village de Py est celui où vivent mes beaux-parents, ce qui impliquait que j’ai déjà une amoureuse. La femme la plus éloignée a semblé déçue. Mais celle juste à côté de moi n’a pas ôté sa main qui était coincée dans mon entrejambe (j’avais les jambes croisées). Le professeur en revanche ne semblait pas convaincu par mes propos. Et pour cause : je n’avais encore rien avancé de philosophiquement consistant. J’inspirai alors profondément et je lâchai, sentencieux : « Or ce découpage épiscopal du temps suppose qu’on ait déjà appréhendé le temps cosmique ; loin d’être une appréhension de ce temps il n’en est qu’un produit, qu’une actualisation rendue possible par la courbe quotidienne du soleil au-dessus de Tres Estreils et des Esquerdes de Rotja. Rendue possible aussi par les transhumances estivales au départ du col de Mantet en direction du Pic du Canigou. On le voit donc, la christianisation de la Catalogne est, au moins historiquement, tributaire du tracé d’un circuit de Grande Randonnée, précisément le GR 10, dans les années 70. La démocratisation de l’accès au temps libre, les congés payées généralisées, ont eu pour effet collatéral cette fragmentation des jours en heures et des heures en quarts d’heure, fragmentation qui évoque les rappels à l’ordre perpétuels du journal de 20h (Attention, vous êtes suspects et vous n’êtes pas en sécurité). »

Tous applaudirent. La sirène retentit, marquant la fin de la séance. Dans l’agitation de la sortie, celle qui avait semblé déçue que j’aie déjà des beaux-parents s’approcha de ma chaise et me présenta deux sachets de biscuits : « C’est un Tiramisu de chez Brossard, je t’ai gardé le tien, ils les ont distribués en début de séance. » J’étais étonné. Je ne savais pas qu’il pouvait exister des portions individuelles et industrielles de Tiramisu. Comment font-ils pour que ça tienne ? On présente en général le Tiramisu en vérines.